Les je-nous du psychologue 

Avez-vous remarqué qu’il y a beaucoup de gynécologues hommes ? Et pourtant, ça ne les empêche pas d’être de très bons professionnels. Le « ça » désignant bien sûr le fait qu’ils soient dépourvus d’utérus, d’ovaires, et de la capacité d’enfanter. Ne pas avoir vécu soi-même un événement de vie ne prive donc pas de la possibilité de le soigner. C’est même ce que l’on demande aux psychologues – la neutralité, ou le « blank screen » – l’écran vide. Face aux récits de vie des patients, nous nous devons d’être  sans opinion, sans avis – sans vécu personnel ?

Et pourtant …Comment choisir autrement son thérapeute que par le contact de son humanité avec notre humanité ?  Son accueil, son écoute, ses paroles, son cabinet, voire même parfois son physique ou ses vêtements nous séduisent ou au contraire nous rebutent. La thérapie commence par la rencontre entre deux « je », qui vont devenir un « nous ». Car le travail ne peut pas être unilatéral. divan ours

En choisissant le titre de cet article, le jeu de mots m’a fait réfléchir à d’autres rencontres, celles pour lesquelles on se met « à genoux ». On se met à genoux pour parler à un enfant, ou pour caresser un animal – on se met à leur hauteur, pour ne pas les intimider, pour partager leur regard du monde, pour établir une communication d’égal à égal. On partage un moment de vie. Il y a de ça également dans la rencontre patient-thérapeute – il ne s’agit pas pour le thérapeute d’écraser le patient par sa science ou par son statut. Au contraire, à lui de se rendre le plus disponible possible – et c’est bien sûr encore plus vrai dans les thérapies d’enfants.

L’autre moment où l’on peut se mettre à genoux, c’est à l’église, ou tout simplement pour prier – du moins dans la religion chrétiennepassy. Là, nul désir d’être à égalité avec la personne à laquelle on s’adresse – il s’agit au contraire d’une indication de soumission, de reconnaissance de la puissance de Dieu face à notre impuissance d’être humain. Et pourtant, là encore, il y a un partage : souvent, une demande d’aide ou de protection, parfois, une plainte, plus rarement – on songe difficilement à dire merci – une action de grâce. Un cantique intitulé « Trouver dans ma vie ta présence » contient ces paroles « donner sans rien attendre en retour, aimer, et se savoir aimé ». Dans le cas du protestantisme, c’est en effet le présupposé – Dieu nous aime gratuitement, il n’attend rien en retour – et par là même, il nous rend capable d’aimer nos semblables. Et dans la thérapie ?

Loin de moi l’idée de comparer le thérapeute à une quelconque puissance divine. Et pourtant …Selon Irvin Yalom, dans son livre « Le bourreau de l’amour», « Bien que le public puisse penser que les thérapeutes guident les patients systématiquement et sûrement par différentes étapes de thérapie vers un but pré-connu, c’est en fait rarement le cas. Au lieu de ça, les thérapeutes hésitent souvent, improvisent et tâtonnent. L’énorme tentation de trouver la certitude par l’adhésion à une école idéologique et un système thérapeutique « bien ficelé » est traître : une telle croyance peut bloquer la rencontre spontanée et incertaine nécessaire à l’efficacité de la thérapie. » Et c’est souvent ce qu’on ressent – le patient attend souvent de nous une science infuse, une méthode miracle, un sésame qui ouvrirait toutes les portes, une solution à tous les maux. Dans une société qui va de plus en plus vite, où d’un simple clic de souris on peut avoir accès à la planète entière, il est difficile pour l’individu, surtout quand il est en souffrance, d’imaginer que le chemin va être long, qu’il va lui-même devoir trouver les clés, qu’il va être soutenu, mais qu’on ne possède pas non plus la carte magique qui mène vers le trésor des pirates. La question la pire, à mon avis, pour un thérapeute, c’est « dans combien de temps croyez-vous que je vais m’en sortir ? » Comment répondre ?

La thérapie devrait être, dans un monde idéal, un lieu où l’on « donne sans rien attendre en retour ». Ou en tout cas, pas un retour sur investissement, ni un retour par courrier express – plutôt un retour par pigeon voyageur. Pour le patient, il devrait pouvoir donner sa parole dans un cadre bienveillant et accueillant, en la libérant de manière à ce que ses traumas se dénouent au fil des mots. Et pour le thérapeute, il s’agit de donner cette écoute et cet accueil sans avoir en arrière–pensée l’idée qu’il va tel le Messie résoudre la misère du monde – et celle de son patient par la même occasion. Un autre retour qu’il est souvent difficile pour le thérapeute de ne pas recevoir est une suite, voire une conclusion – il arrive parfois qu’une thérapie s’achève sans épisode final – le patient ne revient pas, et vous n’avez plus jamais de ses nouvelles.

Toujours selon Yalom, « les thérapeutes ont un double rôle : ils doivent à la fois observer et participer à la vie de leurs patients. En tant qu’observateur, on doit être suffisamment objectif pour fournir la guidance nécessaire rudimentaire au patient. En tant que participant, on entre dans la vie du patient et on est affecté et parfois changé par cette rencontre. »

On comprend plus aisément comment l’interruption brutale d’une relation thérapeutique, comme d’ailleurs toute rupture de lien interpersonnel, peut être difficile et interroger. Là encore, pensons qu’il faut « donner sans rien attendre en retour ». J’exclue bien sûr toute considération matérielle – il est quand même particulièrement rare que les psychologues deviennent milliardaires !

La suite du cantique est-elle moins transposable ? « Aimer et se savoir aimé » – est-ce possible dans une relation thérapeutique patient-psy ?  Le français, soi-disant la langue du romantisme et de l’amour par excellence, est en fait singulièrement pauvre quant au mot « amour ». Le grec ancien nous offre  beaucoup plus de possibilités : il nous propose éros, l’amour physique et charnel, storgè, l’amour familial, philia, l’amour amitié, et agapè, l’amour désintéressé, bienveillant.

Si on prend « aimer » au sens de l’amour- éros, ce n’est bien évidemment pas applicable. Il est hors de question qu’une CVT_Le-bourreau-de-lamour_4690relation d’amour physique s’établisse entre patient et thérapeute. Si on l’entend au sens « agapè », il faut se reposer la question. Yalom – toujours lui – écrit : « Vu que les thérapeutes, tout autant que les patients, doivent se confronter aux données de l’existence, la posture professionnelle d’objectivité impersonnelle, si nécessaire à la méthode scientifique, est inappropriée. En tant que psychologues, nous ne pouvons pas simplement murmurer notre compassion et exhorter les patients à combattre leurs problèmes. Nous ne pouvons pas leur dire vous et vos problèmes. Nous devons au contraire parler de nous, et de nos problèmes, car notre vie, notre existence, seront toujours liées à la mort, l’amour, la perte, la liberté, la peur, la croissance et la séparation. Nous sommes tous dans le même bateau. »

La rencontre thérapeutique est avant tout une rencontre entre deux individualités, entre deux êtres humains qui partagent des peurs et des croyances, un système de valeurs parfois, un espace de vie toujours. Chez les protestants, n’importe qui peut prêcher lors du culte – le pasteur n’a pas le statut de représentant de l’autorité de l’Eglise comme peut l’avoir le prêtre. De même, le psychologue n’est pas le représentant d’une quelconque autorité supérieure – il a certes des connaissances théoriques que ne possède peut-être pas le patient – mais il a surtout une disponibilité psychique qu’il met au service de son patient, et une humanité qu’il partage avec lui. Il  s’agit donc bien d’amour- agapè, d’un regard bienveillant et d’un partage qui fait que le patient se sent à même d’être entendu, compris, et reconnu en tant qu’être en souffrance. L’espace thérapeutique, comme le lieu de culte, doit permettre à cette souffrance d’être exprimée, et par là même extériorisée, sans être jugée – c’est dans ce non-jugement qu’on retrouve la neutralité du thérapeute. On ne peut pas être neutre – on « est », donc par définition, on ne peut pas être « vide » ou « neutre ». Par contre, on peut offrir un accueil inconditionnel et humain.

La légende populaire veut que du psy au patient, le plus fou ne soit pas celui qu’on croit …Yalom se fait l’écho de la voix du peuple : « Cette rencontre, le cœur même de la thérapie, est une réunion attentionnée et profondément humaine entre deux personnes, l’une (en général, mais pas toujours, le patient) plus troublée que l’autre. […] La « patientalité » est partout : l’étiquette est très largement arbitraire, et dépend souvent davantage de facteurs culturels, éducatifs et économiques que de la sévérité de la pathologie. » Ce qui est vrai, c’est qu’on ne peut pas être thérapeute sans avoir soi-même travaillé sur soi, et qu’on décide souvent de travailler sur soi quand quelque chose dans sa vie va mal. J’ai entendu peu de gens dire « Tout va très bien, je vais aller voir un psy ». La thérapie systémique utilise d’ailleurs le concept de « résonance » – Mony Elkaïm, en particulier, explique que « les sentiments qui naissent chez tel ou tel membre du système thérapeutique ont un sens et une fonction par rapport au système même où ils émergent. Indiquant les ponts spécifiques qui sont en train de se constituer entre les membres de la famille et le thérapeute, ils désignent un ensemble de régions et de croyances qui méritent d’être méthodiquement explorées. » Dans une thérapie duelle, le système existe également, entre le thérapeute et son patient – et la résonance  apparaît comme le « vécu surgissant à l’intersection des constructions du monde de différents individus ou de différents systèmes humains » – vécu commun aux deux participants.

Ce qui est également vrai, et c’est là que je vais contredire Irvin Yalom, c’est qu’on ne peut pas aider quelqu’un si on est soi-même dans la souffrance. Le bon thérapeute n’est pas celui qui a eu la vie facile, ni celui qui n’a jamais eu besoin de consulter – c’est celui qui a su chercher de l’aide, et qui a pu ainsi se construire en tant qu’être humain capable d’accueillir la souffrance de l’autre sans projeter la sienne.

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